19 février 2019
La Cour a refusé de prononcer la condamnation des cédants de titres d’une société pour rupture abusive des pourparlers dans la mesure où les éléments essentiels à la formation du contrat de cession, dont certains étaient déterminants pour le calcul d’un complément de prix, n’avaient pas fait l’objet d’un accord définitif des parties.
Rappel des critères jurisprudentiels de la rupture fautive de pourparlers
De nombreuses décisions ont déjà été rendues, sur le fondement de l’ancien article 1382 du Code civil (nouvel article 1240 du Code civil depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats), en matière de rupture abusive de pourparlers et de cessions de droits sociaux.
L'auteur de la rupture des négociations engage sa responsabilité extracontractuelle lorsque la rupture intervient brutalement et sans motif légitime alors que les pourparlers sont à un stade avancé et que l'autre partenaire peut légitimement croire à l'issue favorable des négociations (V. par ex. CA Paris 8 décembre 2009).
Ainsi, a été jugée abusive la rupture des négociations par des actionnaires alors que, d'une part, leur partenaire était en droit, après des mois de négociations et l'élaboration d'un projet d'accord aplanissant toutes les difficultés, de croire qu'ils étaient toujours disposés à lui céder leurs titres et, d'autre part, ils ont conduit des négociations parallèles avec un tiers et conclu avec ce dernier un accord dont ils n'ont informé leur partenaire que quinze jours plus tard tout en continuant à lui faire croire à un simple retard dans la signature de l'acte de cession (Cass. com., 18 janvier 2011).
A contrario, l’abus dans la rupture de pourparlers n’a pas été retenu dans le cas où le projet de promesse, non signé par les parties, n'était pas un engagement valant promesse de vente à un prix ferme et définitif, et qu’il n'était pas démontré que le cédant aurait par la suite été entretenu dans l'illusion de la réalisation de la cession sur les bases qu'il proposait et reprises dans la lettre de l'acquéreur, laquelle subordonnait son acceptation à certaines conditions ayant nourri les discussions sur le prix de cession (Cass. com., 3 décembre 2002).
Dans le cadre de leur pouvoir souverain, les juges examinent les circonstances de chaque affaire et se prononcent au regard d’un faisceau d’indices (durée et état d'avancement des pourparlers, caractère soudain de la rupture, existence ou non d'un motif légitime de rupture, le fait pour l'auteur de la rupture d'avoir suscité chez son partenaire la confiance dans la conclusion du contrat envisagé).
Appréciation d’une rupture de pourparlers non fautive au cas d’espèce
Dans la décision récente précitée, la Cour d’appel rappelle le principe repris à l’article 1102, alinéa 1, du Code civil selon lequel « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi ».
Ainsi, la phase de pourparlers est régie par le principe de la liberté contractuelle qui suppose pour chaque partie la liberté de ne pas conclure et donc de rompre les négociations sur décision unilatérale.
Les juges précisent qu’est toutefois sanctionné l’abus dans la faculté de rompre, l’auteur de la rupture engageant alors sa responsabilité civile délictuelle à l’égard de l’autre partie. La charge de la preuve d’un éventuel abus pèse sur le demandeur.
En l’espèce, les négociations portaient sur l’acquisition, par la société Veolog, des actions de la société Soft Marketing, détenues par le Président de cette société et par la société Soft Communication Participations.
Les pourparlers avaient débuté en 2013. La société Sodica, banque d’affaires et intermédiaire d’entreprises, avait proposé l’acquisition des actions de la société Soft Marketing à la société Veolog.
Cette dernière avait fait une ultime offre financière d’achat des titres à la fin de l’année 2013. Aux mois de janvier et février 2014, elle a relancé à plusieurs reprises les cédants et la banque d’affaires intermédiaire. Le 24 février 2014, l’avocat du Président de la société Sof Marketing a fait part de l’accord de ce dernier et de la société Soft Communication Participations sur les projets d’acte de cession et de garantie de passif et d’actif transmis par l’acheteuse, sous les réserves notamment que soient levées les conditions suspensives prévues à l’acte de cession avant la date de signature et que soient transmis aux cédants les annexes 1 et 2 de l’acte de cession. Le mail stipulait en outre « en résumé, nous sommes d’accord sur tout ».
Les 12 et 18 mars 2014, les cédants ont fait part de leur refus de poursuivre les négociations et de vendre les titres détenus dans la société Soft Marketing.
Alors que l’appelante estime que les parties étaient parvenues à un accord et que cette rupture constitue une faute caractérisant l’abus dans la rupture des pourparlers, la Cour d’appel retient que dans le mail du 24 février 2014, les cédants n’avaient donné qu’un accord de principe sous la réserve que soient communiqués divers éléments, ces derniers étant déterminants dans la mesure où ils étaient indispensables pour établir s’il y a lieu ou non au versement du second complément de prix.
Ces précisions devaient être contenues dans les annexes du protocole de cession dont la demande de communication avait été réitérée par la suite mais qui n’ont été transmises qu’après la notification par les cédants de leur décision d’interrompre les négociations.
Dans ces conditions, les juges du fond ont jugé que le sort du deuxième complément de prix, dont le montant était loin d’être négligeable, demeurait en suspens, et que la garantie de passif et d’actif n’avait pas été signée, alors que l’offre d’acquisition prévoyait que la réalisation de la cession était soumise à la condition expresse de la signature des contrats définitifs et notamment de la GAP.
La société Veolog était donc mal fondée à prétendre à la réalité de l’accord des cédants « sur le tout ».
Les juges ajoutent que : « Les parties demeuraient en négociation et que des éléments déterminants de leur consentement faisaient défaut, sans que ces circonstances puissent être imputées aux cédants dont il n'est pas démontré qu'ils auraient été négligents ni tardifs ou brutaux à finalement décider de mettre fin aux pourparlers. (…) Aussi ressort-il clairement des échanges entre les parties que les rapports entre elles se sont tendus, que chacune a néanmoins persévéré vainement en vue d'aboutir à un accord parfait, en sorte que, comme l'a retenu le tribunal, aucune ne peut se voir reprocher d'avoir rompu les discussions ».
Cette décision est une illustration supplémentaire des règles applicables en matière de rupture de pourparlers, et plus précisément dans le cadre des opérations de cessions de titres de sociétés. Les juges du fond font une appréciation souveraine des éléments qui leur sont soumis selon les circonstances d’espèce et au regard notamment des principes de bonne foi et de loyauté.
Dans l’hypothèse où un pourvoi en cassation serait formé contre l’arrêt commenté, il conviendra de vérifier si la Cour de cassation confirme ou non la décision des juges et l’appréciation qu’ils ont faite de la rupture des pourparlers dans cette affaire.
A noter que dans cet arrêt, le cessionnaire avait également tenté d’engager la responsabilité de la banque d’affaires intermédiaire entre les cédants et le potentiel acquéreur des titres. Ce dernier reprochait à la banque de s’être présentée comme mandataire des cédants, entretenant une confusion quant à ses véritables pouvoirs de représentation, et d’avoir dépassé son rôle en confirmant à deux reprises l’accord des cédants. La société demandait ainsi une indemnisation à la banque au titre de sa perte de chance de racheter les titres d’une autre entreprise, opération menée en parallèle du rachat de Soft Marketing et qui aurait été sur le point d’aboutir.
La Cour d’appel a également débouté l’appelante de cette demande estimant que, même à supposer que la banque ait dépassé son mandat, la vente n’était pas parfaite entre les parties à la négociation, qu’il n’est pas démontré que les pourparlers avec l’autre société étaient sur le point d’aboutir et que le mail de la banque rappelant les conditions à remplir pour permettre la signature de la cession aurait déterminé le cessionnaire dans l’abandon des pourparlers entretenus en parallèle.
Sanctions applicables en cas de rupture abusive des pourparlers
Conformément au droit commun de la responsabilité civile, afin d’obtenir la réparation de son préjudice, celui qui prétend être victime d'une rupture fautive des pourparlers doit rapporter la preuve l'existence d'un préjudice et d'un lien de causalité entre la faute commise et ce préjudice.
La victime de la rupture brutale des pourparlers peut ainsi obtenir de son auteur des dommages-intérêts en réparation de son préjudice direct, et être indemnisée pour les frais occasionnés par la négociation et les études préalables qu'elle a effectuées.
Dans l’arrêt commenté, la société Veolog demandait ainsi à la Cour la condamnation des cédants à supporter les frais d’audit qu’elle avait engagés mais elle a été déboutée de ce chef.
La perte d'une chance de trouver un autre repreneur ou d'acheter une autre société peut également être indemnisée dès lors que le demandeur démontre que cette chance existait.
La Cour d’appel de paris a rejeté les demandes d’indemnisation de l’appelante à ce titre puisqu’elle ne démontrait pas que les pourparlers engagés avec l’autre société étaient sur le point d’aboutir et qu’elle les avait rompus compte tenu de l’accord trouvé avec la société Soft Communication Participations et le Président de la société Soft Marketing en vue de l’achat de cette dernière.
En vertu de l’article 1112, alinéa 2, du Code civil, la réparation du préjudice qui résulte d’une rupture abusive de pourparlers ne peut avoir pour objet de compenser ni la perte des avantages attendus du contrat non conclu, ni la perte de chance d'obtenir ces avantages.
Cette décision permet de rappeler que les pourparlers ne doivent pas être rompus abusivement sous peine de condamnation à réparer le préjudice subi.
Alexandra SIX et Graziella DODE
Avocats