Un enregistrement peut-il servir de preuve dans un procès ?

11 janvier 2024

La question posée est celle de la recevabilité d’une preuve déloyale en matière civile, c’est-à-dire lorsque que celle-ci est réalisée sans l’autorisation du ou des interlocuteurs.                                                     

Jusqu’à présent, il existait une différenciation de positions des juges en matière pénale et en matière civile ou commerciale.

Par un arrêt du 22 décembre 2023 en assemblée plénière, la Cour de cassation a admis qu’en matière civile, sous certaines conditions, qu’une partie pouvait recourir à une preuve obtenue de manière déloyale pour défendre ses droits.

Quelle est la portée de cette décision ?

Alors qu’en matière pénale, le principe d’acceptation de l’administration de preuves est libre (I), en matière civile ou commerciale, les juges s’étaient jusqu’alors montrés réticents quant à la production d’un enregistrement réalisé sans acceptation des participants et promouvaient l’irrecevabilité de la preuve dès lors qu’elle était obtenue de manière déloyale (II). Le revirement opéré par la Cour de cassation le 22 décembre 2023 tend vers une évolution de l’efficacité probatoire (III).

I- Principe d’acceptation de la preuve déloyale en matière pénale

Selon l’article 427 du Code de procédure pénale, sauf dispositions légales contraires, les infractions peuvent être prouvées par tout moyen et le juge se prononce selon sa conviction. Cela étant, ce dernier ne peut fonder sa décision que sur des preuves présentées et discutées contradictoirement au cours des débats.

Ainsi, en matière pénale, l’établissement de la vérité est admis sous toutes ses formes. En effet, les juges reconnaissent que la preuve, même déloyale ou illicite, peut être soumise par toute personne privée lors d’un procès pénal (Cass. crim., 6 avril 1993, 93-80.184). Cette position est confirmée par un arrêt dans lequel les juges n’écartent pas automatiquement les preuves déloyales, mais soulignent le besoin d’un contrôle et d’une étude in concreto des intérêts en jeux afin d’établir la vérité judiciaire (Cass. crim., 11 juin 2002, 01-85.559). Cette approche est rejetée lorsque la preuve émane d’agents de l’autorité publique (Cass. Ass. plén., 10 novembre 2017, 17-82.028).

Par un arrêt rendu le 31 janvier 2012, la Cour a ainsi jugé que « les enregistrements audios obtenus à l’insu d’une personne sont recevables en justice en tant que preuve afin de porter plainte contre cette personne au titre d’infractions pénales dont elle se serait rendue coupable et sans que le droit au respect de la vie privée ni même la violation du secret professionnel puisse valablement constituer une limite » (Cass. Crim., 31 janvier 2012, pourvoi n° 11-85464).

Dès lors, les enregistrements sont admis.

II- Principe d’irrecevabilité de la preuve déloyale en matière civile

Initialement, étaient considérés comme recevables par le Conseil de la concurrence les enregistrements effectués à l’insu d’une entreprise (décision 5 décembre 2005, 05-D-66). Mais les juges ont infirmé cette décision en statuant que « l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisée par une partie à l’insu de l’auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve » (Cass. com., 3 juin 2008, 07-17.147).

Cette irrecevabilité des preuves obtenues de manière déloyale a été confirmée (Cass. ass. plén. 7 janvier 2011, 09-14.316 et 09-14.667). Ainsi, tout enregistrement réalisé sans le consentement de l'auteur des propos tenus était considéré comme déloyal, comme une violation de la vie privée, et devait être écarté des débats, sans nécessité de prouver un préjudice concret au procès équitable ou aux droits de la défense.

Enfin, les juges s’appuient fortement sur le respect de la vie privée pour justifier l’irrecevabilité de preuve déloyale. Par un arrêt du 16 octobre 2008 (Cass. 1e ch. Civ., 16 octobre 2008, 07-15.778), aux visas de l’article 9 du Code civil, de l’article 9 du Code de procédure civile, et des articles 6 et 8 de la CEDH, la Cour de cassation rejetait la solution des juges du fond aux motifs qu’ils n'avaient pas caractérisé la nécessité de la production litigieuse quant aux besoins de la défense et sa proportionnalité au but recherché, et que la pièce fournie était attentatoire à la vie privée. En l’espèce, un conflit opposait le fils du dirigeant de la société décédé et la personne désignée par ce dernier pour prendre la succession de la direction. Le nouveau dirigeant a produit aux débats une note transmise par le défunt, qui mettait en question les compétences professionnelles de ses enfants et exprimait le souhait qu’ils ne participent pas à la direction de la société.

Ainsi, la Cour de cassation a affirmé explicitement son choix en faveur de la primauté de la loyauté des preuves plutôt que leur efficacité probatoire.

III- Tendance de la levée de l’irrecevabilité de la preuve déloyale en matière civile fondée sur le principe de proportionnalité

La jurisprudence a admis que certaines preuves, bien qu’obtenues de manière illicite, soient recevables en matière civile, sociale ou commerciale, en se fondant sur les articles 6 et 8 de la CEDH, l’article 9 de Code de procédure civile et l’article 9 du Code civil au travers différents cas d’espèces.

Ainsi, la chambre commerciale a admis que « constitue une atteinte au principe de l'égalité des armes résultant du droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la CEDH le fait d'interdire à une partie de faire la preuve d'un élément de fait essentiel pour le succès de ses prétentions ; que par ailleurs, toute atteinte à la vie privée n'est pas interdite, et qu'une telle atteinte peut être justifiée par l'exigence de la protection d'autres intérêts, dont celle des droits de la défense, si elle reste proportionnée au regard des intérêts antinomiques en présence (Cass. com., 15 mai 2007, 06-10.606). En l’espèce, la production de pièces relatives à la santé du dirigeant pouvait être justifiée, si elle restait proportionnée, par la défense des intérêts de la société et de ses actionnaires.

Dans une décision du 5 avril 2012, la Cour de cassation a jugé qu'une lettre appartenant au défunt, et portant donation, peut être produite en justice dans le cadre d’une liquidation de l'indivision successorale, si elle est indispensable pour établir une preuve et qu'elle proportionnée aux intérêts des parties (Cass. Civ., 5 avril 2012, 11-14177). 

La production au débat d’éléments extraits du compte privé Facebook d’un salarié a été admise par la chambre sociale. (Cass. Soc, 30 septembre 2020, 19-12.058). Également, la production d’images de vidéosurveillance sans en avoir informé de salarié ni avoir obtenu d’autorisation préfectorale (Cass. Soc, 25 novembre 2020, 17-19.523).

Et tout récemment, la Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, a rendu un arrêt de principe le 22 décembre 2023 (n°20-20.648) sur les conditions de recevabilité d’une preuve obtenue ou produite de manière illicite ou déloyale. Il s’agissait d’un enregistrement sonore réalisé à l’insu de l’interlocuteur. La Cour s’est prononcée.

En l’espèce, un salarié, ayant été licencié pour faute grave, a contesté son licenciement devant le Conseil de prud’hommes puis la Cour d’appel d’Orléans.

Pour justifier sa faute grave, l’employeur a présenté comme preuve aux débats l’enregistrement sonore d’un entretien (réalisé à l’insu du salarié) au cours duquel le salarié tenait des propos motivant son licenciement. 

Les juges du fond (Cour d’appel d’Orléans, 28 juillet 2020, 18/00226) ont rejeté cette preuve et l’ont considéré comme irrecevable arguant que l’enregistrement avait été réalisé de façon clandestine, et ont ainsi qualifié le licenciement sans cause réelle et sérieuse.

L’employeur s’est pourvu en cassation sur le fondement de l’article 9 du Code de procédure civile, qui dispose que chaque partie doit prouver conformément à la loi les faits nécessaires de sa prétention, et de l’article 6§1 de la CEDH, qui dispose que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ». La Cour de cassation censure l’arrêt de la Cour d’appel concernant l’irrecevabilité des éléments de preuves fournis aux débats. 

La Cour précise : « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».

Ainsi, la Cour se conforme à la position de la CEDH, qui opère un contrôle de proportionnalité entre le droit à la preuve et les autres droits ou libertés fondamentaux avec lesquels il entre en conflit.

Il appartient en réalité, tenant compte de cette proportionnalité, au juge saisi de juger de l’opportunité de ce moyen de preuve ; en l’occurrence un enregistrement sonore réalisé à l’insu de l’interlocuteur.

Cette décision publiée au bulletin ouvre une nouvelle ère en la matière...

 

Alexandra SIX

Avocat 

avec la participation de Constance DUCLOS

 


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