La Rupture de pourparlers dans le cas d’une cession de parts peut être abusive

28 juin 2019

Il est souvent affirmé que tant que le contrat n’est pas signé, les parties ne sont pas engagées. C’est oublier que des négociations avancées et manifestant un accord de principe entre les parties engagent dans une certaine mesure, de sorte que les rompre peut dans certains cas engager la responsabilité de celui qui en est l’initiateur.

Une cession de parts ou d’actions prend la forme d’un contrat. Avant d’y parvenir les parties échangent, lesquels constituent la phase de négociation précontractuelle.

Selon l’article 1112 al 1 du code civil, « L’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi » : la période de pourparlers est caractérisée par le principe de liberté et les parties doivent faire preuve de bonne foi, à défaut le caractère abusif de la rupture pourrait être caractérisé.
Le principe de liberté est caractérisé par la possibilité pour les parties de refuser de conclure le contrat envisagé et même, en principe, de mettre fin aux pourparlers. Mais les parties ne doivent pas abuser de cette liberté.
Par ailleurs, la notion de bonne ou mauvaise foi est appréciée souverainement par les juges du fond au regard des circonstances de l’espèce. Mais la jurisprudence s’accorde à dire que l’obligation de bonne foi doit être respectée pour négocier loyalement sous peine que la responsabilité des co-contractants soit engagée. (Cass. Com., 20 mars 1972, n°70-14154 ; Cass. Com., 8 nov. 2005, n°04-12322 ; Cass. Com., 18 janv. 2011, n° 09-14617 ; Cass. Com., 7 mars 2018, n°16-18060).
Il est considéré que seule la faute dans le cadre des pourparlers est susceptible d’engager la responsabilité délictuelle de l’une ou l’autre des parties, sur le fondement des articles 1240 et 1241 du code civil, afin d’obtenir des dommages et intérêts. En effet, quand les pourparlers ne sont pas encadrés par un contrat de négociation, c’est la responsabilité délictuelle de l’auteur de la faute qui est mise en jeu. La Cour de Cassation illustre cela en indiquant que « la victime d’une faute commise au cours de la période qui a précédé la conclusion d’un contrat est en droit de poursuivre la réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi sur le fondement de la responsabilité délictuelle » (Cass. Com., 11 Janv. 1984, n°82-13259).

L’article 1112 al 2 du code civil indique qu’« en cas de faute commise dans les négociations, la réparation du préjudice qui en résulte ne peut avoir pour objet de compenser ni la perte des avantages attendus du contrat non conclu, ni la perte de chance d'obtenir ces avantages. » Si une faute a été commise, il ne peut être demandé la réparation de la perte potentielle des gains que la signature du contrat aurait engendrés ni évaluer le préjudice en termes de perte de chance. Cette méthode d’évaluation a été écartée par la jurisprudence dans arrêt de la Cour de Cassation en date du 26 novembre 2003 qui indique qu’ « une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatéral des pourparlers précontractuels n’est pas la cause du préjudice consistant dans la perte de chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat », la Cour de Cassation a aussi considéré que « La Cour d’appel a décidé à bon droit qu’en l’absence d’accord ferme et définitif, le préjudice subi par la société A.M. n’incluait que les frais occasionnés par la négociation et les études préalables auxquelles elle avait fait procéder et non les gains qu’elle pouvait, en cas de conclusion du contrat, espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce ni même la perte d’une chance d’obtenir ces gains » (Cass. com., 26 nov. 2003, n° 00-10.243, arrêt Manoukian).
Cette disposition a ensuite été consacrée à l’article 1112 du code civil par la loi de ratification du 20 avril 2018 de l’ordonnance du 10 février 2016. L’article 3 de la loi du 20 avril 2018 ratifiant l'ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, indique que : «  Le second alinéa de l'article 1112 du code civil est désormais modifié comme cité ci-dessus : « En cas de faute commise dans les négociations, la réparation du préjudice qui en résulte ne peut avoir pour objet de compenser ni la perte des avantages attendus du contrat non conclu, ni la perte de chance d'obtenir ces avantages ». Cette modification veut éviter que l’on donne indirectement effet à un contrat qui n’a pas été conclu, en indemnisant les avantages qui seraient survenus à la signature du contrat ou la perte de chance, c’est-à-dire la probabilité que ces évènements favorables surviennent si le contrat avait été conclu.

Ainsi, la loi admet qu’une faute peut être commise dans le déroulement ou la rupture des négociations précontractuelles.
Dans ce contexte, il est admis que constitue une rupture fautive, toutes ruptures abusives.
Pour apprécier le caractère abusif d’une rupture de pourparlers, différents critères sont pris en compte comme la durée des négociations ainsi que leur état d’avancement (Cass. Civ 1ère, 14 juin 2000, n°98-17494), le caractère soudain de la rupture (Cass. Com., 22 avr. 1997, n°94-18953), l’existence d’un motif légitime de rupture ou d’un manque de motifs légitimes (Cass. Com., 7 avr. 1998, n°95-20361 ; Cass. Com., 11 juill. 2000, n°97-18275), le niveau de confiance en la conclusion du contrat d’une des parties, le fait d’avoir « laissé se poursuivre des pourparlers qui allaient inéluctablement se traduire par des faits » (Cass. Civ 1ère, 6 janv. 1998, n°95-19199), le fait d’avoir « entretenu son partenaire dans la croyance d’une issue certaine des pourparlers » (Cass. Com., 3 mai 2012, n°11-14959 ; Cass. Com. 31 1992, n°91-14867), l’expérience professionnelle des parties etc.

Un arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 14 mars 2018 (n°15-09.551) synthétise et rappelle que « La liberté contractuelle implique celle de ne pas contracter, notamment en interrompant les négociations préalables à la conclusion d’un contrat, sans toutefois que les partenaires pressentis ne soient dispensés de participer loyalement aux négociations et de coopérer de bonne foi à l’élaboration d’un projet, ce dont il résulte que, seules les circonstances de la rupture peuvent constituer une faute pouvant donner lieu à réparation. Il sera ajouté que pour apprécier le caractère fautif de la rupture de pourparlers contractuels, il convient de prendre en considération notamment la durée et l’état d’avancement des pourparlers, le caractère soudain de la rupture, l’existence ou non d’un motif légitime de rupture, le fait pour l’auteur de la rupture d’avoir suscité chez son partenaire la confiance dans la conclusion du contrat envisagé ou encore le niveau d’expérience professionnelle des participants. » Le caractère abusif de cette rupture est donc à l’appréciation souveraine des juges.

Un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 29 novembre 2018 (n°15/14661) donne une illustration intéressante.
En l’espèce, un associé majoritaire d’une société de logistique veut vendre ses parts sociales. Une filiale d’un groupe de transport entre en négociation pour les acheter. Un projet d’acte de cession a été établi et l’associé avait confirmé dans un mail pour la filiale qu’il était « d’accord sur la rédaction du protocole d’accord » mais il demandait l’envoi de certains documents.

Parmi ces documents il sollicitait la liste des clients du groupe pour pouvoir fixer un complément du prix de cession. En effet, le prix de la cession était convenu à 1,7 millions d’euros avec un complément de prix de cession de 300 000 euros, conditionné par un certain niveau de chiffre d’affaire sans prendre en compte la facturation au client du groupe. L’associé décide finalement de ne pas donner suite à la cession de ses parts. La filiale agit en responsabilité et lui demande des dommages et intérêts pour rupture abusive.

La Cour d’appel ne retient pas le caractère abusif de la rupture puisqu’elle estime que l’associé a seulement donné un accord de principe sous condition que d’autres éléments comme la liste des clients lui soient communiqués. Cet élément était déterminant pour fixer le complément du prix qui n’est pas négligeable par rapport au prix de cession total. Ainsi, il ne pouvait être considéré que les parties avaient trouvé un accord puisque le complément de prix était conditionné. Les juges du fond ont décidé que la rupture des pourparlers n’avait été ni tardive, ni négligente et ni brutale, donc non abusive.

Ainsi l’argument tenant à dire que les négociations sont suffisamment avancées pour conclure à un accord a été écarté dans ce cas d’espèce, mais ce n’est pas le seul exemple.

Dans son arrêt du 3 décembre 2002 (n° 99-14.210), la Cour de Cassation refusait d’admettre la rupture abusive des pourparlers pour le motif que les négociations étaient trop avancées car même si le cédant avait adressé un projet de promesse de vente et d’achat au cessionnaire, celui-ci avait fait savoir dans une lettre d’intention vouloir acquérir les actions sous certaines conditions. L’acquéreur n’a donc pas été tenu responsable d’une rupture abusive de pourparlers puisque d’une part, le projet de promesse de vente et d’achat n’avait pas été signé et ne valait pas un engagement pour une promesse de vente à un prix déterminé ou déterminable et d’autre part, il avait soumis son acceptation à certaines conditions.

Il convient donc d’être particulièrement vigilent sur les échanges avant la finalisation d’un accord, les engagements pris et les termes utilisés.

Alexandra SIX, Avocat droit des affaires

et Tatiana OGET, Stagiaire


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